Née de la perspective ouverte par M. Baril (1984), la victimologie clinique s’est d’emblée intéressée aux multiples retombées sur l’existence des victimes des actes délictueux subis. Elle s’est également centrée sur les rapports souvent problématiques que certaines victimes pouvaient instaurer aux processus de restauration sociaux à disposition, en particulier juridiques, mettant progressivement à jour les difficultés parfois insurmontables de certains sujets à s’y inscrire par un dépôt de plainte et à soutenir le parcours judiciaire que celle-ci initie Elle a su dégager un champ clinique singulier, novateur, qu’il serait trop rapide et réducteur de rapporter à celui du trauma psychique tant il traite moins de la répétition que des dommages (notamment psychiques) engendrés par l’événement victimisant ainsi que de la rencontre victime/justice et de ses aléas.
La notion de trauma n’est pas la mieux à même de décrire les formes d’existence déficitaires qui peuvent résulter d’une victimisation, celles d’un être pour qui, autrui, le monde, lui-même, ne tiennent plus d’aucune évidence ni certitude, celles d’un être ne pouvant plus habiter le monde ni être habité par lui autrement que selon des modalités existentielles imprégnées de toutes parts de la catastrophe inaugurale. L’on peut même soutenir qu’il constitue, épistémologiquement parlant, un obstacle majeur à une appréhension phénoménologique de l’expérience victimale (Villerbu et Pignol, 2012) et de ses issues possibles, que ce soit son dégagement ou son enfermement dans des modalités existentielles prenant la forme de véritables néo-réalités.
Il manquait cependant encore à la clinique victimologique un corpus théorico-clinique permettant d’inscrire et de donner sens à l’ensemble des manifestations problématiques observées.
Il lui fallait, pour se constituer en discipline clinique autonome, se dégager d’une notion dont elle avait hérité de la première victimologie, le couple pénal, ou plus exactement en subvertir les termes et la perspective dans lesquels elle avait été initialement conçue : d’abord en dissociant les questions de responsabilité et culpabilité juridiques et psychiques (Villerbu, 2004), d’autre part en concevant la dissymétrie d’un tel couple selon qu’on l’abordait dans une perspective psycho-criminologique (comment, selon quels processus, le victimant élabore de l’auteur et de la victime (Villerbu et all., 2008)) ou psycho-victimologique (comment, selon quels processus, le victimé élabore de l’auteur et de la victime (Pignol et all., 2008)).
Dans cette dernière perspective, la question centrale est alors de savoir ce que suppose au plan psychique de s’appréhender comme victime (ou plus justement victimé pour bien distinguer le sujet psychique ici en jeu du sujet juridique), qu’un processus judiciaire ait été initié ou non ou qu’encore les « faits » relèvent ou non du pénal.
La clinique victimale apparaît alors comme une véritable clinique de la confusion, confusion des culpabilités et des responsabilités respectives des protagonistes tenant à l’incapacité plus ou moins totale des sujets victimés à différencier de l’auteur et de la victime et en venant à en tenir, par défaut, toutes les places. Car ce que révèle une analyse de contenu des propos spontanés de nombre de sujets victimés est leurs essais de constitution de l’événement et de leur présence à celui-ci. C’est ce qu’attestent leurs multiples interrogations sous forme de questions d’autant plus insistantes qu’elles ne trouvent que des réponses fluctuantes pouvant être remises en cause à tout instant. Elles sont autant de déclinaisons d’une question qui les condense toutes : pourquoi ?
Dans le prolongement de l’hypothèse d’une confusion de langue et d’une identification à l’agresseur et à sa culpabilité (Ferenczi, 1932), il s’agit, pour en saisir les enjeux sus-jacents, d’appréhender cette clinique à partir d’une véritable anthropologie de la victimité, toute victimisation confrontant le victimé à quatre dilemmes essentiels constitutifs d’un travail psychique singulier formalisable sur le modèle du travail du deuil (Freud, 1915). Ce que révèle cette anthropologie est que ce travail peut être ordonné suivant deux axes fondamentaux selon que les interrogations ou perplexités que soulèvent toute victimisation renvoient à la question de l’ENIGME ou de la chose à constituer dans (qu’est-ce que c’était ?) ou de l’INTRIGUE (qu’est-ce que cela veut dire ?), selon l’analyse qu’a pu en faire Villerbu à partir des travaux d’H. Rorschach sur les processus pathologiques de réponse à son épreuve d’ « Interprétation de formes fortuites » (Villerbu, 1993) :
Rendre compte de sa présence (travail de mise en sens) |
Rendre compte de l’événement (travail de mise en forme) |
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Son dépassement : A CHACUN SA PART, c’est-à-dire assumer de pouvoir être un objet de concupiscence ou de haine pour un autre |
Son dépassement : A CHACUN SES VUES, c’est-à-dire pouvoir assumer l’impropriété de nos catégories à pouvoir tout appréhender |
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Son dépassement : A CHACUN SON DU, c’est-à-dire assumer ses engagements existentiels, l’économie impliquée par le pari qu’ils représentent |
Son dépassement : A CHACUN SA PEINE, c’est-à-dire remettre en jeu ses valeurs, son pari sur celles-ci |
C’est alors l’incapacité à soutenir l’un au moins de ces dilemmes qui donne sens aux difficultés plus ou moins insurmontables de certaines victimes à différencier ce qui revient au victimant et ce qui leur revient en propre, id est à faire de l’auteur et de la victime. Quatre grandes questions font alors symptôme, dans leur insistance à se poser et les élaborations problématiques auxquelles elles donnent lieu. On les retrouve aussi bien à l’œuvre sur l’axe des normes et valeurs judiciaires que sur celui des normes et valeurs personnelles, ce qui permet de rendre à la fois compte de l’hyperesthésie de certains victimés aux processus de restauration sociaux, en particulier au processus judiciaire, et des mises an cause personnelles mortifères :
Normes juridiques : Plaignant/Mis en causeNormes personnelles : mode de vie |
Normes juridiques : Faits/infractionNormes personnelles : ordre du monde |
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Valeurs juridiques : préjudice/indemnisationValeurs personnelles : engagements existentiels |
Valeurs juridiques : Faute/peineValeurs personnelles : idéaux et valeurs essentielles |
Une véritable clinique des positions victimales s’en trouve ouverte, conçue à partir des 4 dilemmes sur lesquels elles se forment, perdurent et donnent lieu à la formation de néo réalités auto-destructrices, dont on peut dégager les formes et les logiques défaillantes en une construction raisonnée conçue à partir de ces tableaux : L’on conçoit dès lors que l’accompagnement psychologique de ces sujets relève plus d’une guidance psycho-victimologique (Pignol, 2011) que d’une psychothérapie, au sens strict du terme. Car l’enjeu premier en est d’aider le sujet victimé à parvenir mettre en normes et en valeurs l’événement ou le contexte à l’origine de ses troubles, en s’aidant pour cela des deux grandes références possibles que constituent les normes et valeurs collectives (en particulier socio-juridiques) et ses normes et valeurs personnelles ; à différencier de l’auteur et de la victime en termes de responsabilité et de culpabilité, non pour faire de lui une victime et du mis en cause un auteur, mais à dénouer ce qui relève de leur responsabilité et de leur culpabilité respectives. Un autre cadre, d’autres consignes, d’autres modalités de présence au sujet que ceux préconisés en psychothérapie y sont indispensables.
- Baril M. (1984) : L’envers du crime, Paris, L’Harmattan, 2002.
- Ferenczi S. (1932) : Confusion de langue entre les adultes et l’enfant, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2004.
- Freud S. (1915) : Deuil et mélancolie, In S. Freud, Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1963.