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Parfois tout se mélange : l’argent, l’avidité, le désir, la frustration, la peur, la morale, l’envie, le droit, le délice et l’addiction. Ceci est immanquablement le cas dès que la conversation commence à évoquer la pornographie. Elle est partout, mais pas fréquentable, facilement accessible mais indécente, hors la loi morale mais omniprésente. Elle a l’attrait de l’interdit, mais…
Cet article ne souhaite retracer ni l’historique des représentations à caractère sexuel (qui sont déjà bien présentes dès l’antiquité), ni discuter des aspects moraux ou légaux de la pornographie. Bien évidemment, on ne peut que condamner le plus fermement possible toute pornographie impliquant des mineurs et toutes personnes forcées à des actes sexuels par la violence ou par la force de l’argent devant une caméra. De même, il ne serait peut-être pas inutile de s’interroger sur l’image de la femme (et celle de l’homme) véhiculée dans la plupart des films pornos. A côté de ces aspects sombres de la pornographie, une estimation réalisée en Allemagne a montré qu’environ 50000 couples dits « amateurs » mettent chaque année et sans aucune contrainte extérieure leurs propres vidéos sur les plateformes spécialisées. Il serait certainement intéressant d’essayer de comprendre leurs motivations. Mais nous n’allons pas non plus le faire ici. Nous ne rentrerons pas également dans les débats autour de l’existence et du rôle d’une pornographie militante voire féministe. Les aspects économiques ne vont pas être discutés non plus. La pornographie génère pourtant, en Allemagne par exemple, près d’un milliard d’euros chaque année.
Notre propos ici est de s’intéresser aux situations où l’agitation impudique de corps dénudés sur un écran devient un problème pour le spectateur et que ce dernier n’arrive plus à s’en passer. Les experts parlent alors d’« addiction à la pornographie » ou plus moderne d’« addiction au cybersex » (« cybersexaddiction » en anglais).
Alors l’addiction à la pornographie ou cybersex, qu’est-ce que c’est ?
A l’heure actuelle, il n’est pas encore définitivement clair si l’« addiction au cybersex » est une « addiction » dans le sens médical et psychiatrique du terme. Classiquement, le concept d’addiction a d’abord été associée à la consommation ou surconsommation des drogues ou de l’alcool.
Mais dans les dernières décennies, la recherche neuroscientifique a fait changer la compréhension de cette pathologie. Il est maintenant évident qu’un certain nombre de comportements ont la même action et le même résultat au niveau du cerveau que la consommation de produits tels que l’alcool ou l’héroïne. Ils impliquent et modifient les mêmes structures neuronales. Ces comportements -comme les jeux d’argent, les jeux sur internet, mais aussi certaines formes de l’activité sexuelle par exemple- font intégralement partie du concept qu’on appelle aujourd’hui « addiction ». Et il a été démontré que certaines activités sur internet pouvaient être considérées comme addictives car elles fonctionnent sur un principe de « stimuli supranormaux » dans la mesure où elles sont capables de procurer une stimulation sans fin.
Le prix Nobel Nikolaas Tinbergen, récipiendaire avec Karl Lorenz du Prix Nobel de médecine en 1973, a décrit la stimulation supranormale comme un phénomène où une stimulation créée artificiellement dépasse la réponse génétiquement développée par l’évolution. Il a illustré ce phénomène à travers une expérience célèbre : il a créé et proposé des œufs artificiels surdimensionnés et surcolorés à des mamans oiseaux qui les ont préférés à leurs propres œufs. Pour les êtres humains, ces stimuli supranormaux –tout comme dans l’exemple antérieur de nos œufs trop colorés- peuvent être aussi bien des substances psychoactives qui noient tous nos récepteurs dans le cerveau, que du junk-food trop salé ou trop sucré (ou les deux), des jeux de vidéo extrêmement engageants ou encore de la pornographie. Ainsi certaines régions de notre cerveau -comme le système dit « de récompense » – sont surstimulées et suractivées et notre évolution ne nous a pas préparé à cette suractivation, ce qui peut engendrer un risque de développer une addiction.
Même si l’addiction à la pornographie ne fait pas encore partie des classifications internationales des maladies mentales (comme le DSM 5 ou la CIM 10), il n’existe guère d’études qui ne sont pas en faveur d’une telle conceptualisation. Aussi bien les études basées sur les EEG ou sur l’IRM que les études neuropsychologiques ou comportementales, ou encore les études génétiques soutiennent pour une très grande majorité d’entre elles, une telle conceptualisation ce qui nous autorise à parler dans la suite de notre article de la drogue de pornographie.
En tant que drogue relativement nouvelle, la pornographie se propage par l’intermédiaire d’internet à grande vitesse et produit des millions de personnes dépendantes. Des sites spécialisés livrent une quantité presque infinie d’images, et ceci de manière anonyme et souvent gratuite et légale (pour beaucoup de sites) avec en plus une qualité HD comme certains fournisseurs l’assurent. Une vraie came en illimité pour les dépendants.
En effet, contrairement aux autres drogues, la pornographie est toujours disponible. Si la personne présentant un mésusage d’alcool est bien obligée de se déplacer jusqu’au supermarché le plus proche pour trouver de l’alcool, celle qui souffre de dépendance à la pornographie peut se fournir 24H/24 et en plus gratuitement. Jadis, on était forcé de se rendre dans une vidéothèque, tandis aujourd’hui la consommation peut se faire dans un ressenti subjectif d’anonymat.
On pense de plus souvent qu’il faut avoir une relation trouble à la sexualité pour s’intéresser à la pornographie, ceci est faux. Les personnes présentant une addiction au cybersex ne présentent pas dans leur grande majorité une « paraphilie ». Et la pornographie ne détruit pas pour la grande majorité des consommateurs leur vie sexuelle. Ce sont plutôt les relations précaires qui sont à l’origine d’une vie sexuelle précaire.
Au début, la consommation pornographique ne pose aucun problème et est souvent simplement intégrée dans la vie sexuelle de la personne ou du couple. Pour la plupart des personnes, cette consommation restera non problématique par la suite également. Par contre, comme pour les produits et autres comportements addictifs, certains consommateurs vont tracer un chemin différent. Une, deux ou trois heures de relaxation devant l’écran. Qui va le remarquer ? Insidieusement, la consommation augmente et les personnes concernées vont commencer à en perdre le contrôle.
Par rapport aux autres addictions impliquant internet, l’addiction au cybersex possède sa propre dynamique : la quantité quasi infinie des vidéos pornographiques disponibles sur internet laisse la personne dans le doute. Elle ne sait pas si le prochain clip ne contient pas des représentations qui sont encore plus proche de ses préférences sexuelles par rapport ce qu’elle est juste en train de regarder. La cupidité grandit, car on croit qu’il y aura encore des choses plus excitantes et satisfaisantes à découvrir.
L’addiction au cybersex touche toutes les classes sociales de la population. Elle concerne des célibataires, des couples et majoritairement des personnes entre 20 et 50 ans, mais significativement plus d’hommes que de femmes (sans qu’il existe de chiffres exacts).
Quelles sont les conséquences ?
Les conséquences sont parfois dramatiques. Le plaisir sans culpabilité et intégré dans une vie sexuelle satisfaisante se transforme parfois dans une culpabilité sans plaisir. Les personnes concernées passent de plus en plus de temps devant l’écran et s’isole de plus en plus de leur entourage social. D’abord, cela concerne les relations familiales et amicales, puis les conséquences se font sentir sur la santé et sur le travail. La consommation de vidéos pornographiques sur le lieu de travail est une cause de licenciement. Mais aussi la baisse de l’efficience au travail après des nuits passées devant les écrans peut être à l’origine de la perte de son travail et de difficulté financières consécutives. Parfois se rajoutent des problèmes juridiques. L’entourage est souvent désemparé devant l’accumulation des difficultés surtout quand la consommation reste secrète et donc la cause des changements et attitudes problématiques, inconnue. Les personnes consommatrices ressentent souvent une honte et culpabilité énorme, n’osent pas en parler ni à leur médecin ni à leurs proches et il n’y est pas rare qu’elles développent une véritable dépression accompagnée parfois d’idées suicidaires.
Que faire alors ?
Abstinence. Mais l’abstinence à la pornographie ne signifie pas pour autant abstinence d’activités sexuelles (y compris la masturbation). Cependant l’objet de la consommation (le vidéo-clip) doit disparaître !
Quand l’addiction est sévère, la personne peut avoir du mal à s’en sortir sans aide spécialisée. Les addictologues qui se trouvent dans des centres spécialisés pour la prise en charge des addictions sont les professionnels les plus formés pour une telle prise en charge. La prise en charge s’appuie sur des approches de l’activation comportementale dans le cas où une grande majorité du temps est passé devant l’écran et où toutes les autres activités antérieurement investies ont été abandonnées. La personne doit réapprendre que d’autres activités de la vie peuvent tout à fait stimuler le système de récompense dans le cerveau et procurer du plaisir. Mais ceci demande du temps, de la motivation et de l’investissement personnel. On peut guérir de l’addiction au cybersex, mais il reste de cicatrices et une vulnérabilité. Comme pour les autres addictions, les rechutes sont possibles, mais en règle générale, moins dramatiques que pour des addictions à l’alcool ou à l’héroïne. Ces rechutes doivent plutôt être interprétées et comprises comme des sortes de paliers atteints qui demandent un nouvel investissement dans l’apprentissage du remodelage de sa vie personnelle.